CHAPITRE XXXIII
Dans la nuit, Rouk Kerny sortit deux fois de son coma artificiel. Il résistait de mieux en mieux à l’inhibition que lui faisait subir Jdrien et la seconde fois le métis le trouva penché sur lui, debout à côté de la couchette, les jambes flageolantes :
— Qui es-tu, toi ?
— Ton ami qui t’a aidé à rentrer. Tu étais soûl.
— Je ne bois jamais.
— Eh bien, tu as fait une exception, dit Jdrien qui dut se lever pour lui porter un étranglement spécial qui l’étourdit durant quelques secondes, le temps de se concentrer sur sa substance réticulée et le renvoyer dans l’inconscience.
Il lui faudrait encore supporter toute la journée du lendemain avant la fameuse cérémonie. Que ferait-il de Kerny qui risquait de se réveiller, et de donner l’alerte quand il se rendrait compte qu’on avait emprunté sa carte d’identité, et celle de crédit ? Il lui fallait prendre une décision rapide, profiter du sommeil de l’Aiguilleur.
Il passa sous le wagon, ouvrit le regard et revint chercher l’homme endormi. Non sans mal il le fit glisser sous le wagon, puis dut nouer la corde autour de sa taille pour le descendre dans le collecteur d’eaux usées. Il le rejoignit dans ce sous-sol glaciaire, le porta aussi loin que possible et l’abandonna attaché dans un cul-de-sac.
Au retour il faillit se faire surprendre par une patrouille alors qu’il soulevait la trappe du regard. Un rayon de lampe vint éclairer l’endroit durant de longues secondes avant de disparaître. Suspendu à sa corde il patienta encore quelques minutes avant de ressortir. Il put s’endormir plusieurs heures, attendit midi pour quitter le traintel. À ce moment-là deux Aiguilleurs s’approchèrent de lui :
— Rouk Kerny, Aiguilleur de première classe ?
En un éclair Jdrien sonda leurs cerveaux et sut avec soulagement la raison de leur interpellation. Soulagement immédiat mais aussi vague inquiétude pour la suite.
— Vous avez laissé votre identité au centre de revitalisation où vous avez conduit votre ami Perthz, également Aiguilleur de première classe.
— C’est exact, mais je ne connais pas beaucoup Perthz et j’ai agi par seule solidarité de corps.
— Voulez-vous nous suivre ?
Il semblait ignorer si Perthz allait mieux ou non. Ils le conduisirent au centre de revitalisation, dans un compartiment sanitaire où son voisin de cafétéria de la veille était allongé dans un lit :
— Oui c’est bien lui. C’est lui qui m’a fait boire hier à la cafétéria et qui m’a soûlé…
Jdrien comprit qu’on l’accusait d’avoir causé un dommage à cet homme. Il fouilla sa pensée et découvrit que l’alcool avait provoqué chez lui un accident cardiaque.
— C’est absurde, dit Jdrien. Il a apporté une bouteille et l’a bue presque seul. Je suis allé en acheter une autre qu’il n’a pu terminer. Il y avait des témoins à la table voisine, un couple avec deux enfants. Je n’ai pas cherché à l’enivrer.
— Si, dit Perthz hargneux, et en plus il a raconté des stupidités sur la cérémonie de demain.
— Quelles stupidités ? demanda l’un des deux policiers ferroviaires.
— Il a dit qu’il venait de la Banquise, ce qui déjà m’a bien étonné car je croyais que les collègues de la Banquise ne pouvaient pas sortir facilement de la Compagnie… Et puis il m’a parlé de Maliox, comme si c’était lui qui allait dominer la cérémonie… Ça, je m’en souviens parfaitement.
« Y avait-il une scission dans le corps des Aiguilleurs ? » se demanda Jdrien. Dans cette station le nom du Grand Maître ne paraissait guère apprécié. Il se souvenait de cet autre Aiguilleur qui avait eu un haussement d’épaules méprisant quand il avait prononcé ce nom après avoir retiré sa réservation pour la cérémonie.
— J’ai parlé de Maliox par hasard, dit Jdrien, parce que j’ai travaillé dans la Province Antarctique. Allez-vous croire un poivrot qui ne sait que faire pour ennuyer les gens ? J’ai pris soin de le conduire ici alors qu’il avait trop bu et voilà comment il me remercie ? Il faudrait l’envoyer en cure de désintoxication, oui.
En même temps furieux contre cet homme il se concentra pour lui envoyer une décharge mentale aussi forte que possible, quelque chose qui s’apparentait à un électrochoc, et Perthz se tétanisa, se mit à hurler, la bave aux lèvres.
Tout le personnel médical accourut et les deux policiers entraînèrent Jdrien à côté.
— Delirium tremens, dit l’un d’eux… Nous nous excusons, mais il avait l’air sain d’esprit quand il vous accusait de souhaiter que Maliox devienne le grand Maître Suprême.
— Il a confondu, voilà tout… Je n’ai nullement l’intention de prendre parti pour lui.
— D’ailleurs ce serait bien difficile, dit l’un des policiers en souriant. Le Grand Maître Maliox a trouvé la mort voici quarante-huit heures dans le déraillement de son train spécial.
Jdrien resta impassible et s’ils espéraient le voir réagir ils en furent pour leurs frais.
— Je peux me retirer ? Vous savez où me trouver si jamais les choses se compliquent encore.
— Un instant, je veux avoir le diagnostic du médecin traitant, dit l’un des Aiguilleurs. Ensuite nous verrons ce que nous devons faire.
Le docteur ne revint que trois quarts d’heure plus tard, l’air résigné :
— C’est un alcoolique. Il a besoin d’être envoyé en cure de désintoxication. Il dit n’importe quoi, par exemple que quelqu’un a tripoté son cerveau, hier et aujourd’hui, pour laisser croire qu’il était en pleine crise de démence.
Les deux policiers ferroviaires le laissèrent repartir mais lui demandèrent quand il comptait quitter la station.
— Quand la cérémonie sera terminée, dit Jdrien.
— Dans ce cas veuillez passer au quartier général pour signaler votre départ et votre destination.
— Je n’y manquerai pas.
Il s’éloigna en s’efforçant de paraître tranquille d’esprit, partit à la recherche d’une cafétéria plus accueillante que celle de la veille, finit par choisir un petit restaurant discret où il n’eut ni vis-à-vis, ni voisin de table.
Perthz finirait par convaincre ses médecins qu’il n’était ni alcoolique ni fou, mais cela lui prendrait suffisamment de jours pour que Jdrien puisse se trouver loin de cette étrange station. Maliox était mort dans un accident. C’était Yeuse qui l’avait présenté aux élections dernières. Il ne comprenait pas ce que signifiait cette mort brutale, n’avait trouvé, chez les policiers par exemple, qu’un manque absolu de chagrin à ce sujet.
Dans les heures qui allaient suivre, il devrait certainement affronter d’autres pièges. Aussi choisit-il de pénétrer dans un train-cinéma, vit deux films et n’en sortit que pour aller dîner dans le même coin tranquille. La journée avait passé, ne restait plus que la nuit jusqu’à la cérémonie.